Un tank sur la Lune


Introduction.

lk1Lunokhod qui veut dire « marcheur lunaire » en russe

Entre 1970 et 1973, pendant 16 mois, les Russes ont téléguidé depuis la Terre, deux petits robots qui ont parcouru à eux deux, près de 50 km sur la Lune. Ce succès resté confidentiel pendant 20 ans est un des plus grands exploits technologiques de l’URSS. Conçue dans le secret des laboratoires soviétiques, éclipsée par le triomphe des missions Apollo, l’aventure des Lunokhod est restée presque inconnue du public mondial. L’ouverture des archives spatiales de l’ex URSS, le retour des Américains dans la course à l’espace et plus récemment le travail des robots sur la planète Mars, ont remis en lumière cette odyssée. Partons sur les traces de cet engin lunaire mystérieux et de l’aventure humaine des savants qui ont contribué à la conquête de la Lune.

26 avril 1986, Union Soviétique : le plus grand accident nucléaire du 20ème siècle frappe la centrale de Tchernobyl. Trois mois plus tard, des milliers d’hommes sont mortellement irradiés. Pour épargner des vies humaines, un étrange robot bulldozer déblaye les décombres radioactifs sur le toit du réacteur n° 3. Commandé à distance, cet engin de science-fiction a été conçu dans l’urgence. Pour le mettre au point, Moscou a rappelé les ingénieurs, qui 15 ans plus tôt, avaient téléguidé un robot sur la Lune. Le robot lunaire des soviétiques s’appelait Lunokhod. Pendant longtemps son histoire restée secrète, peut aujourd’hui être relatée grâce à l’ouverture des archives soviétiques.

Peu de gens connaissent l’histoire exceptionnelle des engins lunaires téléguidés russes. Pendant leur mission lunaire les Soviétiques ont ramené des échantillons du sol lunaire et ont été les premiers à fabriquer un véhicule comme Lunokhod.

 

Genèse du tank lunaire.

Le Lunokhod, marcheur lunaire en russe, est un enfant des années 60, époque où l’URSS s’est jetée toute entière dans la compétition avec l’Amérique pour la conquête de l’espace ; époque d’un communisme triomphant où le 1er satellite artificiel s’appelle Spoutnik, où le 1er homme à voler en orbite autour de la Terre s’appelle Gagarine ; un temps où le 1er cosmonaute à flotter dans l’espace est soviétique et où la technologie est l’horizon de la guerre froide.

Le 25 mai 1961, le Président Kennedy annonce aux Américains qu’un de leur compatriote marchera sur la Lune avant la fin de la décennie.

Nikita Khrouchtchev relève aussitôt le défi et la course à la Lune est lancée.

Rescapé des goulags, l’ingénieur Sergueï Korolev, est chargé par le Kremlin de préparer la riposte. Cet homme de 54 ans à la forte carrure, n’est autre que le père du programme Spoutnik, un savant et un visionnaire.

lk2Sergeï Korolev 1907 – 1966

Les Américains se concentrent sur un seul objectif, faire marcher un homme sur la Lune. Les Soviétiques ont en plus un but secret, y envoyer un engin robotisé téléguidé depuis la Terre. Pour Sergueï Korolev, c’est la 1ère d’un rêve, installer une base permanente sur la Lune. Le futur véhicule lunaire est baptisé Lunokhod. Korolev doit réunir une équipe capable d’inventer et de mettre au point cet engin d’un genre entièrement nouveau. Il se retourne alors vers l’Armée Rouge et l’usine Transmash de Leningrad spécialisée dans la fabrication de chars d’assaut, qui va lui fournir tout ce dont il a besoin : les locaux, l’expertise technique et la matière grise. Les ingénieurs de la Transmash sont chargés d’imaginer le châssis du futur véhicule lunaire. Habitués à concevoir des prototypes d’engins militaires de toutes sortes, ils vont plancher sur un projet secret de l’Union Soviétique dans la course à l’espace, une automobile destinée à rouler sur le sol encore inconnu de la Lune et conduite en temps réel par un pilote resté sur Terre. Parmi ces ingénieurs, un va bientôt se révéler comme l’âme du programme : Alexandre Kemurdzhian. Tankiste de profession, il a d’abord travaillé à la Transmash en tant que spécialiste des machines lourdes à chenilles. Ensuite il a été nommé directeur des recherches et de la création d’engins sur coussins d’air. C’est alors qu’il a commencé à avoir la réputation d’un ingénieur capable d’imaginer et de créer les engins mécaniques les plus invraisemblables. Il a alors réuni autour de lui une équipe pour réfléchir au projet Lunokhod.

lk3Alexandre Kemurdzhian 1921 – 2003

Pour Alexandre Kemurdzhian, la proposition de la construction du Lunokhod n’a pas été une véritable surprise, car avec ses compétences et ses connaissances techniques, il était difficile de le surprendre. Pourtant le programme Lunokhod présente une série d’énigmes inédites. Comment imaginer un véhicule téléguidé à 400 000 km de distance, comment prévoir ses réactions lorsqu’il sera soumis à une gravité six fois moindre que sur Terre.

En cette année 1963 à l’heure des balbutiements de l’informatique, cela ressemble à un défi impossible.

Le véhicule lunaire russe a réalisé un triple exploit ; un, il a été conçu très tôt, deux, il a généré des connaissances scientifiques majeures et trois, des solutions à des problèmes techniques complexes ont été trouvées par des gens brillants.

La mission de construire le châssis a été confiée à des tankistes. La robotique n’étant pas encore une science reconnue, pour Alexandre Kemurdzhian et les ingénieurs de la Transmash, tout reste à explorer, à inventer et à tester. Aucune idée, même la plus extravagante ne sera écartée. Ces ingénieurs ont conçu toute une gamme de véhicules robotisés pour l’exploration des planètes. Ils ont été très malins dans la conception mécanique et ils ont testé leurs concepts. Bientôt les premiers prototypes de robots sortaient des ateliers. Leurs concepteurs sont les seuls à observer leurs premiers tours de roues ou leurs premiers pas. Les concepteurs du projet étaient installés dans une pièce fermée, à l’abri des regards indiscrets, avec un accès interdit à toute personne étrangère au projet. Le concept de Lunokhod était frappé du secret d’état. Le fils d’Alexandre Kemurdzhian a déclaré n’avoir été mis au courant des activités de son père, qu’une fois le Lunokhod posé sur la Lune.

Les conquérants américains progressent vite. Après le succès des programmes Mercury et Gemini, l’entrainement intensif de leurs astronautes a commencé. Kennedy et Khrouchtchev, les dirigeants des deux blocs, galvanisent leurs ingénieurs. La prochaine bataille géopolitique se prépare sur le terrain de la technologie et de l’espace.

Il n’était pas question de laisser la Lune aux Américains, c’était la guerre froide.

Mais voilà, la Lune était encore un astre mystérieux, personne ne connait la nature de son sol. Sera-t-il dur ou mou ? Le robot va-t-il s’y enfoncer comme dans des sables mouvants ? Confronté à cette énigme, Sergueï Korolev fait appel aux meilleurs spécialistes des sciences soviétiques, puis prend sa décision.

La surface de la Lune est dure, il n’était pas possible de concevoir des véhicules lunaires robotisés, pour un terrain composé à la fois de poussières, de sables ou de rochers. Il fallait déterminer une seule option et trancher le débat.

La décision prise, les ingénieurs ont commencé à réfléchir au premier prototype et lorsque plus tard ils ont examiné des échantillons du sol lunaire, ils ont vu que l’affirmation de Korolev était exacte.

Grâce à la décision énergique de Korolev, le programme Lunokhod peut passer à la phase des études mécaniques et tout de suite se pose une nouvelle question : le robot doit-il avoir des chenilles ou des roues ? Une nouvelle fois les ingénieurs se tournent vers Korolev.

Il leur répondit : « Je ne vous donnerai pas de conseils, c’est vous les spécialistes, débrouillez-vous comme vous voulez ! »

lk4Les roues du Lunokhod étaient garnies de crampons

Alexandre Kemurdzhian et ses ingénieurs tankistes privilégient d’abord un robot à chenilles, mais est-ce vraiment la bonne solution ? Ils ont rapidement compris qu’il sera très difficile d’utiliser des chenilles, car l’énergie électrique prévue pour les faire fonctionner, n’était à peu près que de 300 watts, à peine l’énergie nécessaire pour faire fonctionner une ampoule. L’énergie d’une simple ampoule devait faire rouler le Lunokhod dans des conditions extrêmes sur la Lune. De plus si les chenilles de l’engin s’ensablent la mission serait compromise, alors qu’avec plusieurs roues motrices, il peut continuer son chemin sans problème.

Sous l’œil des ingénieurs de Leningrad, le châssis du Lunokhod prend forme. Les roues du robot ont la taille de celles d’une petite voiture, hautes de 51 cm et large de 20. Leurs bandes roulantes qui doivent accrocher le mystérieux sol lunaire est un treillis garni de crampons.

Un autre casse-tête : le poids du véhicule. Encore des discussions, des hypothèses, des tests et une nouvelle trouvaille, un alliage d’aluminium et de titane classé secret défense.

 

Les premiers tests

Pour les ingénieurs, créer les éléments mécaniques d’un engin capable de se déplacer sur une surface quelconque ne posait aucun de problème. Pour le Lunokhod, la difficulté était d’imaginer des dispositifs répondant à toutes les exigences techniques posées. Leurs systèmes mécaniques étaient très intelligents et avaient une démarche très pragmatique : essayer, construire, tester et si ça ne fonctionnait pas, essayer encore autre chose et si ça ne marchait qu’à 75% ils savaient que la fois suivante ils arriveraient à 95%, puis au succès complet.

En 1964, deux ans seulement après leurs premières esquisses, les ingénieurs de Transmash sont en mesure de tester leur premier prototype, doté de quatre roues motrices. Leur drôle de robot « tortue » fait ses premiers tours de roues avec une caméra en guise de périscope.

Les ingénieurs ont fixé une caméra vidéo japonaise à son sommet pour diriger l’engin à distance, grâce à une télévision, puis ils ont commencé à réfléchir à un véritable système de télécommande.

lk5Robot prototype « tortue »

Il faut maintenant imaginer les réactions du petit robot sur la Lune. Pour cela la Transmash aménage un hangar secret appelé Lunodrome.

Depuis un wagonnet, deux ingénieurs pilotent le prototype de deuxième génération, sur un anneau lunaire parsemé d’obstacles. Il a désormais huit roues motrices à suspensions indépendantes. Trois suffisent seulement à le rendre mobile.

La nouvelle énigme qui se présente à Alexandre Kemurdzhian est cette fois purement mécanique. Dans l’atmosphère, lorsque deux pièces mécaniques sont en contact, il se produit une pellicule d’oxyde au point de friction qui joue le rôle de lubrifiant. Dans le vide spatial, les pièces en contact risquent de se souder. La réponse, une huile fluorée de conception entièrement nouvelle, qui ne s’évapore pas dans le vide. Quant aux moteurs électriques, ils sont enfermés dans des boîtiers hermétiques. Reste une étape importante, il faut tester ces inventions en apesanteur.

Sergueï Korolev proposa de lancer, spécialement pour les ingénieurs, un satellite et de placer à l’intérieur les blocs moteurs et les mécaniques afin de les tester dans les conditions d’apesanteur. Finalement ils n’avaient pas besoin d’un lancement spécifique, car ils ont trouvé de la place dans un satellite existant prêt à être lancé. Après avoir validé cette étape technique dans l’espace, le Lunokhod est prêt à être testé dans un décor grandeur nature. Les ingénieurs de la Transmash font transporter leur prototype dans le plus grand secret jusqu’à la presqu’île du Kamchatka, à neuf fuseaux horaires de Leningrad et de Moscou.

Et pourquoi le sol des volcans russes de l’extrême orient, ne ressemblerait-ils pas à celui de la Lune. L’expérience est aussi l’occasion de tester pour la première fois les commandes des systèmes robotisés, comme le pénétromètre, qui doit par exemple mesurer la densité du sol lunaire.

Bien sûr ce n’était pas une copie conforme du sol lunaire, mais pour les ingénieurs, le principal était la propriété de ce sol, sa capacité de révéler les réactions de la mécanique des moteurs et du châssis. Les caractéristiques de ce sol correspondaient tout à fait à ces exigences.

lk6Georgy Babakin 1914 – 1971

En 1965, Sergueï Korolev délègue l’ensemble de la fabrication du Lunokhod à l’Institut Lavotchkine de Moscou, spécialisé dans la fabrication de sondes spatiales. Son Directeur, Georgy Babakin, supervise la conception de la plateforme d’alunissage. Le Lunokhod, étrange « marmite à roulettes », s’enrichit d’appareils électroniques et scientifiques. Depuis Moscou, Babakin peut désormais dicter à la Transmash, les instructions précises concernant l’évolution technique du châssis et l’autonomie des moteurs étudiés à Leningrad.

Babakin fit transmettre aux ingénieurs ces instructions : « faites au-moins que le Lunokhod descende au-moins la rampe jusqu’au sol et roule quelques mètres, tout le monde vous en sera reconnaissant ». Mais ils savaient très bien que, si le Lunokhod ne faisait qu’une dizaine de mètres et s’arrêtait, on ne leur ferait pas de cadeaux.

Pendant ce temps au Cap Canaveral, les Américains multiplient les lancements pour mettre au point la fusée Saturn V et la cabine Apollo. Méthodiques, ils ne dévient pas du seul objectif fixé par Kennedy. Les Soviétiques, eux, se dispersent. Leurs espoirs d’envoyer un homme sur la Lune reposent sur la fusée géante N1 et à chaque lancement, ces espoirs survivent moins de 50 secondes.

Nous sommes au milieu des années 60. L’URSS peut encore faire jeu égal avec l’Amérique dans la course à la Lune, mais pour combien de temps ?

 

L’après Korolev.

14 janvier 1966, Sergueï Korolev meurt au cours d’une banale opération chirurgicale pour se faire retirer un polype intestinal. L’URSS offre des funérailles nationales à l’artisan de ses premiers succès dans l’espace. Korolev est inhumé au pied du Kremlin. Les Soviétiques enterrent ainsi leurs parts d’espoirs d’être les premiers sur le sol lunaire.

Mais les tests du Lunokhod reprennent de plus belle, grâce à Georgy Babakin qui redonne confiance à son équipe. Ils ont lieu désormais à Moscou et à Leningrad, souvent 24h/24h.

Les ingénieurs ont aménagé leurs bureaux en dortoirs pour ne pas avoir à rentrer chez eux. Ils ont transporté à l’usine des matelas, des draps et des couvertures et appelé cette partie de l’usine l’Hôtel Charmash, car on y fabriquait normalement des chars.

 

Caractéristiques techniques.

Le Lunokhod est constitué d’un châssis à 8 roues de 51 cm de diamètre sur lequel est montée une structure pressurisée en forme de marmite recouverte d’un couvercle amovible que ses inventeurs appelaient « poêle à frire », servant de support aux cellules d’un panneau solaire et recouvrant un radiateur thermique. Pendant les deux semaines de jour lunaire, le panneau déployé, alimentera en énergie les moteurs des roues et les appareils placés à l’intérieur de la coque.

L’ensemble est haut de 1,92 m, long de 1,70 m et large de 2,15 m au niveau du couvercle pour un poids de 756 kg pour Lunokhod 1 et 836 kg pour Lunokhod 2. La partie pressurisée contient notamment l’électronique des instruments scientifiques et les batteries. Les capteurs des instruments scientifiques et les caméras utilisées, entre autres pour le pilotage de l’engin, sont fixés sur les flancs de la partie pressurisée. Des antennes de télécommunication sont fixées sur le dessus du Lunokhod qui comporte une dizaine d’instruments scientifiques.

Pendant les deux semaines de la nuit lunaire, le couvercle se referme pour protéger le robot du froid.

Fixé à l’arrière du robot, le Lunokhod disposait d’un système de chauffage radioactif au Polonium 210 qui alimentait un générateur. Ce système de contrôle thermique d’une conception ingénieuse, permettait au générateur de réchauffer le gaz contenu dans la coque pressurisée et isolée.

Mais par -170°C, personne ne pouvait jurer que ce soit suffisant.

A l’inverse, pour résister aux températures élevées du jour lunaire qui peuvent atteindre 160°C, le Lunokhod était protégé par un système de ventilation. Du gaz circule dans la coque et quand la chaleur générée par les équipements électroniques était trop importante, elle était alors renvoyée vers l’extérieur grâce à un échangeur thermique.

Le robot était conçu pour résister à trois nuits lunaires soit environ trois mois et pouvait franchir des pentes de 20 % de déclivité.

L’ensemble du Lunokhod était placé sur un atterrisseur qui prenait en charge le transit entre la Terre et la Lune et réalise un alunissage en douceur. Il comporte des rampes de débarquement qui sont utilisées par le rover, positionné au-dessus de l’atterrisseur et lui servant à débarquer sur le sol lunaire. L’atterrisseur comporte un moteur-fusée unique dont la poussée peut être modulée et deux ensembles de réservoirs dont l’un est largué avant d’entamer la descente. L’atterrisseur réalise des corrections de trajectoire durant le transit de la sonde entre la Terre et la Lune puis injecte la sonde sur une orbite dont le périgée se situe à 15 km au-dessus de la zone d’atterrissage. Arrivé au-dessus de celle-ci, il annule la vitesse orbitale puis effectue une descente verticale vers le sol lunaire sur lequel il se pose en douceur en réduisant la vitesse verticale au cours des 600 derniers mètres.

 

Le pilotage du Lunokhod.

lk7L’équipe des officiers sélectionnée pour piloter le Lunokhod

Pour Babakin il reste à trouver les hommes capables de piloter cet engin à 400 000 km de distance. Une fois encore, c’est vers l’Armée Rouge que se tournent les responsables du programme. A la fin de 1966, 45 officiers sont secrètement sélectionnés. Au terme d’une série de tests, 14 candidats sont retenus. Leur surprise est totale lorsqu’ils apprennent que leur mission est de télécommander un robot sur la Lune.

Vyacheslav Dovgan, est l’un de ces 14 pilotes. Il se souvient qu’auparavant ils ont essayé de sélectionner aussi bien des pilotes de chasse, des conducteurs de tracteurs, des chauffeurs de camions, de simples automobilistes et même des cyclistes, pour choisir au final des hommes capables d’évaluer rapidement une situation, de la mémoriser et de la reproduire immédiatement.

C’est au Lunodrome du Centre de Commandes Spatiales de Simferopol en Crimée, que les pilotes suivirent un entraînement intensif.

Ils apprennent à piloter l’engin à l’aide d’une manette ; un joystick. Concentrés sur les écrans de contrôle, les officiers répètent inlassablement les manœuvres qu’ils commanderont quand le robot roulera sur la Lune. Franchir un obstacle, sortir d’un trou, anticiper une manœuvre, tourner à droite, avancer, tourner à gauche, reculer, stopper en urgence.

La technologie de l’époque faisait qu’entre un ordre émis depuis la Terre et son exécution sur la Lune, il s’écoulait plus de 30 secondes. Pour ces hommes, ce décalage est la plus grande difficulté à surmonter pour apprendre à piloter l’engin.

C’est le conducteur qui porte la plus grande responsabilité lors du pilotage du véhicule. Tout va bien lorsque l’on a correctement analysé la situation, les différents paramètres et pris la bonne décision. Mais quand brutalement l’engin tombe dans un trou ou s’arrête brusquement, c’est là que le pilote se remet en question. Vyacheslav Dovgan et ses camarades ont conscience de leur mission.

Dans le bras de fer engagé avec l’Amérique, le sort de l’URSS est entre leurs mains et dans un pays où la peur du goulag est toujours présente, l’angoisse de l’échec est palpable.

En novembre 1968, après 6 mois d’entrainement en isolement total, l’équipe des pilotes est prête.  Mais une manche décisive se prépare de l’autre côté de l’Atlantique.

21 décembre 1968, la fusée Saturn V emporte à son bord trois Américains. Pour la première fois dans la capsule Apollo 8, des hommes volent en orbite autour de la Lune. De leur côté, les Soviétiques réussissent à poser deux sondes sur le sol de l’objectif tant convoité. Le succès de Luna 9 et Luna 13, procure une moisson de photographies extraordinaires et une connaissance capitale du sol lunaire. Mais avec les échecs répétés de la fusée N1, il n’y a plus aucune chance de voir un Russe devancer les Américains sur la Lune.

lk8Chargement du Lunokhod dans la fusée Proton

Deux hommes peuvent encore sauver les Soviétiques, Georgy Babakin et Alexandre Kemurdzhian. Leur botte secrète, le Lunokhod. A Moscou, l’équipe de Babakin procède à l’ultime campagne de préparation du robot. La résistance aux chocs de la coque et la séparation de la plateforme d’alunissage, ne posent plus aucun problème. Tous les instruments scientifiques sont en place, les composants fonctionnent parfaitement dans le vide. Les rampes de descente de la plateforme d’alunissage sont au point. L’antenne hélicoïdale et les antennes fouets captant les ondes électromagnétiques, répondent aux 200 commandes prévues pour le radioguidage du robot.

Le Lunokhod embarqué à bord d’une fusée, a les mensurations d’une petite voiture, mais une drôle de voiture, capable de rouler dans le vide sidéral, télécommandée depuis la Terre. A cette époque, les Américains eux-mêmes, pensent qu’une telle prouesse technologique est impossible.

Aux premiers jours de 1969, le petit robot est installé sur son module d’alunissage, puis l’ensemble est placé dans la partie supérieure d’une fusée Proton. Le Lunokhod est prêt. Après une décennie de préparations fiévreuses, la course à la Lune aborde le sprint final. Le 19 février 1969, la fusée Proton décolle du cosmodrome de Baïkonour avec le Lunokhod à son bord, le succès ne peut plus échapper aux Russes.

Ce jour-là, après 40 secondes de vol, c’est plus qu’une fusée qui part en fumée, plus qu’un prototype de robot lunaire, mais les espoirs d’une décennie de travail acharné qui sont anéantis. Pour les ingénieurs soviétiques il reste encore une dernière épreuve à supporter : assister au triomphe des Américains.

En cet inoubliable 20 juillet 1969, Neil Armstrong dédie la victoire Américaine sur la Lune à l’humanité toute entière. Le monde entier s’enflamme pour une trace de pas sur le sol lunaire. Mais à Moscou et Leningrad, on sait qu’il reste une trace à laisser pour l’histoire, l’empreinte à venir des roues d’un petit robot. Pour Alexandre Kemurdzhian, pendant toute une année, il n’y aura pas de répit.

 

Le but est enfin atteint.

Le 10 novembre 1970, l’équipe des conducteurs et des techniciens est au complet dans la salle de commandes du Centre Spatial de Simferopol. A plusieurs milliers de kilomètres, le compte à rebours commence à Baïkonour. 15h44, la fusée Proton décolle, avec un nouvel exemplaire du Lunokhod à son bord. A 85 km d’altitude, la fusée atteint la vitesse nécessaire pour se mettre en orbite autour de la Terre, puis grâce à plusieurs poussées successives de ses moteurs, elle libère le vaisseau spatial Luna 17, qui échappe peu à peu à l’attraction terrestre. Il lui faut 4 jours ½ pour franchir la distance de la Terre à la Lune.

Tout le programme était secret, seule la prévision de la date de l’alunissage ne l’était pas, car de nombreux astronomes attendaient cet événement depuis leurs observatoires. Mais dès que le Lunokhod a touché le sol lunaire, le secret de la réussite a été totalement dévoilé.

Le site d’alunissage a été choisi avec précision. Après 48 heures en orbite lunaire, Lunokhod 1 fixé par quatre bras verticaux dans le module Luna 17, entame sa prodigieuse descente. Le 17 novembre 1970, Luna 17 alunit en douceur dans la Mer des Pluies, incliné à 4° sur le sol lunaire.

Dans la salle de commande, l’ingénieur de bord responsable de la manœuvre a crié avec émotion : « Lunokhod a touché la surface de la Terre » avant de se reprendre et rectifier « la surface de la Lune ». Il s’en suivit une explosion de joie ponctuée d’un tonnerre d’applaudissements.

lk10Image de Luna 17 avec ses rampes de descentes, vue par Lunokhod 1

La rampe de descente s’est déployée et les roues du Lunokhod font face au sol lunaire. Mais maintenant qui va prendre l’ultime décision, celle de démarrer le robot et lui faire descendre ces quelques mètres. Remis de ses émotions, l’équipage doit d’abord analyser les paramètres de positionnement vertical et horizontal du Lunokhod, afin de ne pas risquer une chute depuis la plateforme lors de la descente.

Trois heures s’écoulent. Les premières images du sol parviennent sur Terre au Centre Spatial de Simferopol. L’équipage est concentré, la tension monte d’un cran.

Gabduljai Latypov, annonce immédiatement : « je vois la surface de la Lune, elle est plate », puis il a rajouté « elle est belle ». Les images confirment que le Lunokhod est bien positionné pour sa descente. Devant ses roues de titane et d’aluminium, le sol lunaire est vierge de tout obstacle. L’ordre est donné d’avancer. A ce moment précis, le conducteur Gabduljai Latypov manipule la télécommande. Il a le pouls qui bat à 140 pulsations par minutes, il n’avait jamais connu cela auparavant ! Obéissant aux ordres transmis à travers 400 000 km de vide, le Lunokhod descend vers le sol. Pour les ingénieurs Soviétiques, 16 mois après le pas historique de Neil Armstrong, c’est l’instant du triomphe.

Le Lunokhod est descendu sur le sol, puis a avancé d’une dizaine de mètres. Après le premier arrêt, on a pu distinguer l’empreinte des roues sur la surface lunaire.

C’est fantastique ! Un véritable conte de fée, s’écria Latypov.

A Leningrad, Alexandre Kemurdzhian vient de subir une lourde opération chirurgicale. L’un des pères du petit robot lunaire en suit ses premiers pas depuis son lit d’hôpital.

Le signal du déploiement de l’antenne hélicoïdale et de l’ouverture du panneau solaire est envoyé depuis le Centre Spatial de Simferopol en Crimée. Il n’y a pas de cosmonaute Soviétique sur la Lune, mais un petit robot parfaitement réglé, qui obéit aux ordres venus de la lointaine URSS.

Sur Radio Moscou, on diffuse l’Internationale. Pour Leonid Brejnev et les dirigeants du Kremlin, ce succès apporte l’espoir d’un nouveau souffle. Le Lunokhod, au chevet du Parti Communiste ? Pas si sûr. Car quand la presse du monde entier salut la victoire du robot, c’est d’abord le génie des savants et des ingénieurs russes qu’elle applaudit.

C’était un engin unique en son genre, même les Américains ne l’avaient pas imaginé.

Les Russes ont réussi à guider un robot sur la surface de la Lune, dès le début des années 1970. Un exploit qui ne sera reproduit qu’en 1996 et 1997 avec Pathfinder, que les Américains ont envoyé sur Mars.

Sur les 11 fuseaux horaires du l’Union Soviétique, on fête le succès. A Simferopol, le stress des pilotes est intense. Rivés sur leurs écrans, ils doivent déjouer les pièges imprévus de la surface Lunaire.

Au bout de 20 mètres, la première déconvenue est brutale, les caméras de guidage sont trop basses. Les pilotes ont la vision d’une personne marchant à quatre pattes. Impossible de bien distinguer les pierres et les cratères. Le Lunokhod à moitié myope, avance encore de 10 mètres. Panique sur la Terre ! Il disparaît dans un cratère. La température à l’intérieur du Lunokhod monte dangereusement. Il faut rapidement couper l’alimentation en énergie. Ce n’est pas la procédure prévue, mais l’équipage ne veut pas prendre le risque de perdre l’engin.

Décision a été prise de couper toutes les sécurités, de faire tourner le Lunokhod plus à gauche, de rétablir l’assiette de l’engin, puis de fermer le couvercle du panneau solaire et de ressortir en arrière.

 

Lunokhod répond à la perfection.

Le Lunokhod répond à la perfection aux ordres radios de Simferopol. Les huit roues motrices de l’animal cybernétique extraterrestre obéissent à un geste de la main des pilotes.

lk13lk14Vyacheslav Dovgan, un des pilotes du Lunokhod

 

Par tranches de neuf heures, Dovgan et ses collègues se relayent pour diriger le Lunokhod dont ils suivent les mouvements hésitants sur leurs consoles. Une pression sur le joystick, marche avant, arrière, stop et rotation. Deux angles de braquages, 10° et 20°, deux vitesses possibles, 800m/h et 2km/h ; un concentré d’intelligence mécanique et électrique.

Un miracle de doigté ! Dovgan et ses compagnons doivent constamment anticiper les ordres à transmettre, car le pilotage s’effectue dans des conditions techniques délicates. Des images fixes envoyées depuis la Lune ne s’affichent que ligne par ligne. Elles restent visibles que 10 secondes avant de laisser place à la suivante.

L’opérateur de l’antenne directionnelle avait un rôle déterminant, car il devait veiller à ce que l’antenne soit toujours dirigée vers une zone de réception spécifique sur la Terre.

Lunokhod accumule les premières scientifiques, c’est un véritable laboratoire autonome télécommandé. Equipé d’un spectromètre, d’un télescope à rayons X, de détecteurs de rayons cosmiques, il transmet à la Terre une moisson d’informations.

Une neuvième roue, totalement libre permet de mesurer la distance parcourue. Avec son pénétromètre, l’engin mesure la résistance du sol lunaire aussi bien que l’auraient fait les cosmonautes. Au bout de quelques jours, le robot s’est presque installé dans sa routine lunaire et soudain c’est l’alerte ! Lunokhod bascule dans un cratère. Pour des raisons inconnues, Gabduljai Latypov avait voulu stopper l’engin. Mais en fait il est passé de la seconde à la première vitesse et le Lunokhod a continué à avancer. Latypov pensait qu’il passerait le cratère sans problème. Réflexe de crise ! La raideur de la pente a surpris le pilote. Par une chaleur de 130°C, les roues patinent. Le Lunokhod s’enlise, les hommes n’en peuvent plus. Après 9 longues heures de manœuvres risquées, l’engin qu’ils croyaient perdu est enfin dégagé.

Au bout de 14 jours terrestres, la première journée lunaire s’achève pour Lunokhod. Le robot s’immobilise pour hiberner et subir les -170°C d’une nuit de deux semaines.

Dès le début de la nuit lunaire, les pilotes devaient traiter et analyser toutes les informations enregistrées dans le journal de bord. Tant que le rapport scientifique et technique n’était pas terminé, ils ne pouvaient pas quitter le centre de commandes.

Lunokhod 1 a fonctionné bien au-delà des espoirs de ceux qui l’avaient conçu. Prévu pour fonctionner 90 jours, il a roulé presque 11 mois et parcouru près de 11 km. Il a réussi toutes les tâches scientifiques programmées et transmis à la Terre une belle moisson, plus de 20 000 clichés de la surface lunaire, 500 tests et analyses complètes d’échantillons de son sol. La plus belle réussite de l’astronautique Soviétique.

lk21Mesure de la distance Terre-Lune grâce au réflecteur de fabrication française de Lunokhod

Le châssis aurait encore pu rouler plus longtemps, mais la source d’énergie radioactive nécessaire pour réchauffer l’intérieur du Lunokhod était épuisée. Le Lunokhod s’est éteint, il est tout simplement mort de sa mort naturelle.

Décoré de l’ordre de Lénine pour la réussite du Lunokhod, Alexandre Kemurdzhian est resté peu connu en occident. Mais au-delà du rideau de fer, le succès n’a pas surpris les chercheurs français associés depuis plusieurs années au programme spatial soviétique.

A la fin de 1972, un second Lunokhod est déjà prêt à l’Institut Lavotchkine. Le nouvel engin embarque d’avantages de matériel scientifique que son frère jumeau. Ses caméras de guidage sont fixées plus haut afin d’assurer une meilleur vision du sol lunaire. L’objectif majeur de la mission, tout comme ce fut le cas sur Lunokhod 1, est de mesurer, grâce à un réflecteur de fabrication française, la distance Terre-Lune avec une précision centimétrique.

Janvier 1973, nouvelle réussite pour l’URSS. Luna 21 se pose en douceur, avec Lunokhod 2,  dans le cratère Le Monnier dans la Mer de la Sérénité. Les tests de lasers franco-russes doivent contribuer à la prévision des activités volcaniques et des tremblements de terre et à l’étude de la dérive des continents.

lk12Trajet de 37 km de Lunokhod 2 dans le cratère Le Monnier

Le 9 mai 1973, Lunokhod 2 bat un record de distance parcourue avec 37 km. Puis au bout de quatre mois, il est condamné comme son frère aîné à s’immobiliser pour l’éternité.

En conduisant deux robots sur la Lune, les ingénieurs soviétiques ont fait mieux que d’éviter une défaite humiliante face aux Etats-Unis ; ils lui ont offert un succès, qui pendant des années, fait le bonheur de la propagande soviétique. Pourtant au nom du secret d’état, ces hommes vont rester longtemps dans l’ombre jusqu’à ce que l’histoire se souvienne d’eux.

Tout cela était absolument secret, toute la préparation et toute la documentation de la construction était secrète. Qui a accompli tout ce travail en Union Soviétique, tout était dissimulé. Qui était Korolev, on ne l’a su qu’au lendemain de sa mort. Qui était Babakin, tout le monde ne l’a su qu’au lendemain de sa disparition. C’était comme cela en URSS, c’était la Guerre Froide.

La course à la Lune s’est achevée au moment où le robot Lunokhod 2 s’est arrêté.

 

Une catastrophe en guise de reconnaissance.

L’expérience de Kemurdzhian et de son équipe d’ingénieurs ne devait pas rester inconnue.

lk15800 000 liquidateurs ont travaillé à Tchernobyl

Tchernobyl, printemps 1986. Moscou sera-t-il capable de maîtriser la catastrophe après l’explosion du réacteur n°4. Sur les ruines de la centrale nucléaire, l’URSS envoie ses pompiers, ses pilotes d’hélicoptères, ses soldats, puis de simples ouvriers. Ces hommes baptisés « les liquidateurs » risquaient leur vie équipés de protections dérisoires, en manipulant des débris hautement radioactifs.

Dans les décombres de Tchernobyl, il faut impérativement étouffer la réaction nucléaire incontrôlée et nettoyer les surfaces contaminées. Les responsables du Kremlin se souviennent alors d’un fameux petit robot télécommandé, le Lunokhod.

Alexandre Kemurdzhian est convoqué d’urgence à Moscou. On lui donne trois mois pour construire un véhicule téléguidé capable de dégager les déchets mortels projetés par l’explosion sur le toit du réacteur n°3, afin d’éviter d’exposer des vies humaines.

Après le succès des Lunokhod, Kemurdzhian et son équipe n’étaient pas restés les bras croisés. En plus de 10 ans, ils avaient continué à fabriquer et développer toute sorte de robots, prévus pour évoluer sur les planètes les plus lointaines. Grâce à ce savoir-faire étonnant, l’équipe de la Transmash met au point une nouvelle version du Lunokhod. Un bulldozer miniature baptisé STR1.

Le travail était nettement plus intense que pour Lunokhod, car les délais étaient beaucoup plus courts. C’est une situation jamais connue auparavant. Aussitôt, le projet du STR1 dessiné, une semaine plus tard, sa fabrication était presque achevée. On pouvait déjà voir sa carcasse métallique.

Le STR1 est un bulldozer en titane entièrement robotisé. Ses roues crantées sont taillées dans un alliage métallique pour qu’il puisse se déplacer sur la toiture goudronnée désagrégée de la centrale. Comme à l’époque de Lunokhod, un terrain d’essais jonché de débris est aménagé pour tester le bulldozer équipé d’un système de télécommande particulier. Début juillet, le STR1 est prêt à être embarqué pour sa destination finale, Tchernobyl.

lk17Le STR1, bulldozer en titane entièrement robotisé

Le 15 juillet, un hélicoptère dépose l’engin sur le toit du réacteur n°3, toujours intact. Dans l’urgence de cette course contre la montre, la Transmash n’a pas le temps de former des pilotes spécialement entraînés.

Kemurdzhian réunit les anciens pilotes du programme Lunokhod et leur dit : « Mes amis, il n’y a que nous qui connaissons le STR1, pour le piloter il faut qu’on y aille nous-même ». La situation était très complexe, certains éléments n’étaient pas encore au point. On ne savait même pas comment l’engin allait se comporter.

Malgré les risques mortels encourus, une première équipe d’ingénieurs de la Transmash, dirigée par Pavel Sologub, télécommande l’engin pendant tout le mois d’août. Mikhail Malenkov dirige la deuxième équipe et séjourne 30 jours sur le toit contaminé. Les pilotes savaient où ils allaient, ils étaient conscients des risques encourus.

Le STR1 travaille efficacement, mais il connait des problèmes de téléguidage provoqués par l’extrême intensité des radiations. Le robot de Kemurdzhian épargne de nombreuses vies humaines, mais rares sont ceux qui aujourd’hui connaissent le concepteur de cet étrange invité à Tchernobyl.

En 1986, le nom de Kemurdzhian reste inconnu. Les lecteurs des revues scientifiques occidentales ont bien été intrigués par les articles de trois génies de l’astronautique soviétique, Alexendrov, Leonovich et Juglor, mais qui sait qu’il s’agit d’une seule et unique personne, Alexandre Kemurdzhian. Après la chute de l’URSS, l’occident va enfin découvrir le vrai nom de celui qui a dirigé la mise au point du châssis de nombreux « Planetokhod », en russe ces véhicule qui roulent sur les planètes.

En 1990, le châssis d’un « Marsokhod », conçu pour rouler sur la planète rouge, commence à intriguer les scientifiques occidentaux.

 

Une collaboration internationale.

A l’heure de préparer les futures missions de leur robot sur Mars, Américains et Européens s’intéressent à l’expérience soviétique.

Dès que le rideau de fer s’est effondré, les scientifiques soviétiques ont eu l’occasion de communiquer avec leurs homologues occidentaux. Grâce à Alexandre Kemurdzhian, les ingénieurs soviétiques ont entamé les premières collaborations avec des spécialistes américains et français.

Les Russes avaient un excellent programme de robot. Leur priorité était surtout de sauvegarder le savoir-faire et les connaissances accumulées au fil des décennies.

 

lk18Le Marsokhod développé par l’équipe de Kemurdhzian

1992, les hommes du Jet Propulsion Laboratory de Pasadena en Californie, découvrent le mystérieux Alexandre Kemurdzhian. Les Américains l’invitent, avec plusieurs ingénieurs dans leur centre d’essai de la Death Valley. Chose inimaginable pendant les 40 années de Guerre Froide. Kemurdzhian, héros de l’Union Soviétique, marche sereinement sur le sol américain.

Même si tout n’est pas parfaitement adapté, les anciens ennemis testent ensemble le châssis du Marsokhod inventé à Leningrad, 15 ans auparavant dans le plus grand secret.

L’engin roule tranquillement sur la pente d’une butte de sable que les chercheurs de Pasadena ont nommé « la colline martienne ».

C’est une machine à laquelle on pouvait tout infliger, il suffisait d’appuyer sur « On » et ça marchait. Ce fut une grande source d’inspiration pour les scientifiques et les ingénieurs américains qui ont amorcé leur réflexion sur le rôle des robots dans le programme martien des USA.

 

Bilan et résultats scientifiques du programme Luna.

En tout trois missions portant un rover Lunokhod ont été lancées. Le 19 février 1969 la sonde portant le premier rover est victime d’une défaillance du lanceur Proton. La deuxième mission n’a lieu que 20 mois plus tard car la priorité a été donnée aux missions de retour d’échantillons. Ce n’est qu’après la réussite d’une mission de ce type, Luna 16, qu’est lancé le 10 novembre 1970 le rover Lunokhod 1 dans le cadre de la mission Luna 17. La mission se déroule à la perfection et le rover réussit à parcourir 10,542 km dans la Mer des Pluies sur une période de 10 mois en effectuant de nombreuses photos et relevés scientifiques. La mission Luna 21 embarquant le rover Lunokhod 2 est lancée le 8 janvier 1973. Là encore la mission se déroule de manière nominale : le rover parcourt 37 km dans le cratère Le Monnier de la Mer de la Sérénité et survit durant 5 mois. Un quatrième rover a été construit qui devait être lancé en 1977, mais la mission a été annulée pour des raisons budgétaires. Il est aujourd’hui exposé au Lavochkin museum de Moscou.

Sur le plan scientifique, même si beaucoup de questions importantes restent sans réponse à la fin des missions, le programme Luna comme les programmes homologues américains ont beaucoup fait progresser notre connaissance de la Lune en révélant des découvertes comme :

  • La Lune n’a pas de champ magnétique mais se trouve sous l’influence du champ magnétique terrestre.
  • La Lune s’éloigne progressivement de la Terre au rythme moyen de 38 mm par an, informations recueillies par les rover Lunokhod et les instruments du programme Apollo.
  • Découverte de la topographie de la face cachée de la Lune dont un énorme bassin autour du pôle sud.
  • Le sol lunaire est dur et suffisamment résistant pour supporter des vaisseaux spatiaux et des rover. Sa surface est recouverte de poussière et il faut disposer d’une puissance de traction suffisante pour progresser.
  • Les températures au sol varient de manière extrême.
  • Le niveau de radiation au sol permet à l’homme de survivre sauf durant les événements exceptionnels tels que les tempêtes solaires.
  • Le champ gravitationnel lunaire varie plus fortement que sur Terre d’un lieu à un autre ce qui perturbe assez fortement l’orbite des sondes lunaires.
  • Le sol lunaire est composé de roches basaltiques.
  • La Lune est entourée de poussière lunaire qui interfère avec les observations astronomiques effectuées depuis son sol.
  • Le vent solaire a été découvert dans le cadre des missions lunaires.
  • L’environnement de la Lune est influencé par les pluies de météorites qui, en rebondissant sur le sol lunaire, peuvent toucher les sondes en orbite.

lk191Première photographie de la face cachée de la Lune par Luna 3

Le programme Luna a regroupé toutes les missions spatiales automatiques lancées par l’Union Soviétique vers la Lune entre 1959 et 1976. Vingt-quatre sondes spatiales firent officiellement partie de ce programme, mais il y en eut en réalité 45 en tout. Quinze de ces missions ont atteint leurs objectifs.

Ce programme est à l’origine d’un grand nombre de premières dans l’exploration spatiale d’un point de vue technique : Luna 1, en 1959 est le premier engin spatial à s’affranchir de l’attraction terrestre en passant à proximité de la Lune, Luna 2, également en 1959, est le premier objet artificiel à atteindre le sol lunaire en s’y écrasant et en y disséminant trois sphères en acier inoxydable portant les inscriptions CCCP 1959, Luna 3, toujours en 1959, réalise la première photographie de la face cachée de la Lune, Luna 9 en 1966 est la première sonde à se poser en douceur sur le sol lunaire tandis que Luna 16, en 1970 réalise le premier retour automatisé d’échantillons de sol d’un autre corps céleste que la Terre.

Les missions Luna 17 en 1970 et 21 en 1973 emportent les premiers rover qui vont parcourir plusieurs dizaines de kilomètres sur la surface de la Lune.

En tout trois sondes Luna ont ramené un total de 326 grammes d’échantillons lunaires, comparé aux missions Apollo américaines qui en rapportèrent environ 386 kg.

101 g pour Luna 16 en 1970, 55 g pour Luna 20 en 1972 et 170 g pour Luna 24 en 1976.

Lors de la mission Luna 15, qui aurait dû être la première sonde automatique à ramener des échantillons de roches lunaires, se produisit un incident peu connu. Un peu moins de 76 heures avant le lancement d’Apollo 11, l’Union Soviétique avait lancé la sonde lunaire inhabitée. La crainte des Américains était une éventuelle collision entre les deux vaisseaux en orbite autour de la Lune. Les Soviétiques connaissaient la trajectoire d’Apollo 11, mais les américains ignoraient tout du plan de vol de Luna 15. Ce fut à l’astronaute américain, Frank Borman, revenu récemment d’un voyage à Moscou, que fut confiée la mission de médiation avec les Soviétiques.

lk20Luna 15 passant au-dessus du LEM Eagle lors de la mission Apollo 11

Après plusieurs contacts avec Moscou, Borman eut la confirmation que la trajectoire de Luna 15 serait modifiée et mise sur une orbite sélénocentrique (en gros une orbite équatoriale lunaire) et qu’elle y resterait pendant deux jours, écartant ainsi tout risque de rencontre entre les deux vaisseaux.

Sur une vidéo d’Apollo 11, on peut voir la sonde Luna 15, survoler le LEM Eagle qui était posé sur la Lune. Luna 15 s’est écrasée sur la Lune à peine une vingtaine d’heure après le premier pas d’Armstrong sur le sol de notre satellite.

 

Le programme soviétique Luna a mis en œuvre différents types de sondes spatiales ; impacteurs, orbiteurs, atterrisseurs, rover, retours d’échantillons. Celles-ci sont de plus en plus sophistiquées au fur et à mesure de l’avancement du programme avec une masse croissante allant de 361 kg à près de 6 tonnes pour les rover et les derniers orbiteurs. Plusieurs lanceurs ont été utilisés mais tous ont souffert de problèmes de fiabilité qui sont à l’origine d’une grande partie des échecs des missions Luna.

Depuis la dernière mission du programme Luna en 1976, l’Union Soviétique, ainsi que la Russie actuelle qui a pris le relais du programme spatial soviétique, n’ont plus lancé aucune sonde vers la Lune.

Alors que les Américains ont abandonné la Lune, l’agence spatiale russe, envisage d’y retourner pour y exploiter ses ressources. Repoussé à plusieurs reprises pour des raisons budgétaires, le nouveau programme lunaire russe, Luna-Glob, devrait voir la première sonde spatiale lancée en 2016 par une fusée Soyouz-Fregat. D’une masse de 2125 kg, elle comporte un orbiteur équipé d’instruments scientifiques et trois pénétrateurs équipés de sismomètres. Cette mission devrait durer trois ans, suivie de quatre autres sondes, dont Luna-Glob 2, qui comporte un rover de 58 kg et qui doit explorer la région du pôle sud pendant 1 an. Dans la continuité, la sonde Luna-Grunt, composée d’un orbiteur et d’un rover de grande taille capable d’effectuer des analyses in situ du sol lunaire, prendra le relais.

Ces missions devraient être suivies d’une base lunaire automatisée qui comprendra, entre autre, une centrale solaire, un système de télécommunications, des expériences, un rover capable d’effectuer des missions de longue durée et un orbiteur.

La course à la Lune est relancée.

 

Conclusion.

A 70 ans, le père des Lunokhod, Alexandre Kemurdzhian est enfin reconnu dans les milieux scientifiques du monde entier. En plus de son rôle actif au sein de la Transmash et de membre de l’Institut International de Robotique Spatiale, il est promu savant première classe à l’Académie Russe de la Cosmonautique Tsiolkovski.

Les Américains ont été très respectueux des travaux scientifiques réalisés en Russie.

A la Transmash et à l’Institut LPO Lavotchkine, Kemurdzhian attachait beaucoup d’importance à la Planetary Society. Avec Louis Friedman, son co-fondateur, ils étaient de très bons amis.

Alexandre Kemurdzhian aimait à dire : « Tout le monde est capable de réaliser des choses extraordinaires, chacun à sa manière, certains sont très heureux à faire des choses très simples, d’autre au contraire, s’acharnent sur de petits détails. Nous sommes tous différents, peu importe si on travaille pour voyager dans l’espace ou pour cultiver un champ. L’important est de faire ce que l’on a envie de faire. »

Alexandre Kemurdzhian est mort le 24 février 2003, à Saint Pétersbourg, à l’âge de 82 ans. Il laisse en souvenir deux petits robots immobiles sur le sol de la Lune, portant le drapeau rouge d’un empire disparu. Demain, des hommes ou des robots voyageront peut-être vers d’autres mondes. Ils auront une dette envers Alexandre Kemurdzhian, Georgy Babakin et tous ces ingénieurs russes, qui, les premiers ont su guider les pas d’une machine sur une autre planète.

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